jeudi 24 novembre 2016

Les Contes d'Outre-Monde

« Contes d'Outre-Monde » est un recueil de nouvelles à paraître, regroupant une sélection de quelques textes parmi des nouvelles déjà parues dans deux recueils que j'avais auto-publiés. Ces récits ont été retravaillés, et de nouvelles histoires sont venues les rejoindre. Extraits.


Extrait de la nouvelle « Les Fossoyeurs » :

– Ça alors, fit le collègue de R. d'un ton enthousiaste. Tu vas assister à un miracle, mon gars, et ça arrive rarement, crois-moi.
R. le regarda avec des yeux grands comme des soucoupes. Ecœuré.
– Un miracle ? répéta-t-il. T’es vraiment malade, toi, faut te faire soigner. C’est dégueu, oui ! Et puis, ça serait pas illégal aussi, par hasard ? ajouta-t-il avec mordant. Ça ne s’appellerait pas une profanation de sépulture ?
– Laisse faire, je te dis…
Exaspéré, R. décida de laisser tomber.
– Vous êtes tous complètement tarés dans ce cimetière ! Je me casse, je vais changer de boulot.

Extraits de la nouvelle « La Mouche » :

Vivien avala prestement son omelette à la banane, encore toute chaude. C’était délicatement sucré et il la sentait fondre avec délice dans la bouche. Les dernières miettes disparurent avec une célérité remarquable et le jeune homme repoussa son assiette vide. Repu, il se leva sans bruit, glissa plus qu’il ne marcha vers le salon et s’assit alors devant son antique machine à écrire, considérant pendant un bon quart d’heure les touches de cet étrange instrument...
« Machine à écrire » : c’était ainsi qu’il avait appelé le curieux ensemble mécanique posé devant lui.
Il en ignorait le nom véritable, mais en tout cas, la chose datait de 1998 : c’était écrit dessus. Depuis qu’il était tout petit, Vivien avait vu la machine dans la maison, sans que personne n’en comprenne la destination originelle. D’aucun savait encore moins la faire fonctionner, et bien sûr, il n’avait jamais eu le droit d’y toucher. C’était une relique issue des temps antiques, témoignage d’un passé lointain, précieusement gardé en secret et pieusement respecté. Mais on aurait dit que la machine l’attendait, lui, Vivien. A la mort de ses parents, il en avait naturellement hérité et l’avait conservée à son tour : on ne se sépare pas ainsi d’un objet de famille, inventé par un arrière-arrière-arrière... grand-père.
C’était un fou, disaient les parents de Vivien, pour avoir construit une machine qui ne servait à rien...
Un visionnaire, rectifiait le jeune homme aujourd’hui. Un vrai génie. Car l’instrument avait l’incroyable faculté de concrétiser toutes ses pensées au fur et à mesure qu’elles naissaient dans son esprit : il n’avait qu’à penser, et immédiatement la machine se mettait en branle et écrivait tout ce qui lui passait par la tête. Il n’était même pas obligé de se relier à elle par un cordon électronique ou des électrodes, comme cela se fait pour toute machine directement commandée par le cerveau... Oui, un véritable génie visionnaire ! Des siècles auparavant, cet inventeur inlassable que devait être ce grand-père avait réalisé une machine que même les ingénieurs modernes n’auraient pu concevoir ! Il les dépassait tous, et de loin... Heureusement : ainsi, quelques années plus tôt, les censeurs étaient venus chez Vivien sans prévenir, comme ils le faisaient régulièrement. Il n’avait pas eu le temps de cacher son précieux instrument, mais il n’avait pourtant pas été inquiété : ces idiots n’avaient pas réalisé quel moyen de « subversion » cela représentait, ils n’avaient vu là qu’une pièce de musée inutile. Vivien avait senti le parfum de la victoire l’envahir en réalisant que le tatillon chef d’escadre ne trouvait rien à redire : les lettres n’apparaissaient même pas sur les touches...
Le génial ancêtre dépassait également son descendant, car si Vivien avait su d’instinct se servir de cette vénérable pièce de collection, il n’en avait pas compris le fonctionnement plus que les autres. Il ignorait totalement par quelle subtile alchimie son cerveau parvenait à commander la machine. Mais au fond, il s’en moquait : le mystère était pour lui source de poésie. Et la poésie était devenue si rare en ce bas monde qu’il ne voulait pas gâcher le peu qu’il avait réussi à préserver.
 (...)
Il avait parlé un jour de ses douleurs nocturnes à son médecin de district, et ce dernier lui avait affirmé sur un ton péremptoire qu’il avait un ulcère. Un ulcère visiblement dû au stress, avait ajouté le médecin d’un air soupçonneux. Pour éviter à l’avenir ce genre de brûlures la nuit, il lui fallait aller en camp de déconditionnement, pour apprendre à ne plus être stressé. Le diagnostic était sans appel. Vivien avait donc acquiescé et rempli le formulaire de demande. Une chance, le médecin ne lui avait pas réclamé le document pour l’envoyer lui-même à la Centrale Administrative. Il était débordé ce jour-là et avait chargé son malade de le faire lui-même. Mais Vivien ne l’avait jamais envoyé… Pour que cela ne se sache pas, il avait quitté son appartement peu de temps après, en claironnant partout qu’il allait suivre une cure d’anti-stress dans les camps de l’État. Il était revenu trois semaines plus tard et avait alors imité tous ceux qui en revenaient effectivement : il avait affirmé que sa cure s’était bien passée, que les camps étaient des endroits merveilleux, que tout le monde aurait dû y aller régulièrement. Et bien entendu, il n’avait plus jamais parlé de ses problèmes à son médecin.
(...)
Depuis toujours, sa passion à lui, c’était les insectes. Son amour allait surtout aux mouches. Alors que ses proches trouvaient ces bestioles répugnantes et dégoûtantes, lui, il aimait leurs ailes bleutées, leurs bons gros yeux ocellés dans lesquels il croyait voir passer des expressions, leur corps velu et leurs pattes à crochets, brosses et ventouses qui leur permettaient de s’accrocher partout, de marcher dans n’importe quelle dimension de l’espace. Des petites mécaniques bien huilées, où rien n’était laissé au hasard. De vraies merveilles…


Extrait de la nouvelle « Le Joïpurh » :

Patrick considéra la pièce monacale qui constituait son logement à la caserne. De l’autre côté du mur, les soldats dormaient dans un dortoir commun, chacun sur leur paillasse. Plusieurs ronflaient. Ce bruit irritait le Lieutenant, incapable de se rendormir. Il passa une main agacée dans ses cheveux bruns pour les ébouriffer, comme si cela pouvait lui remettre les idées en place. Il soupira, avant d’enchaîner plusieurs inspirations et expirations, lentes et profondes. Le calme revint en lui. Cela ne durerait pas, mais c’était mieux que rien. La meilleure chose à faire, c’était de se lever et d’aller courir. Il n’y avait que de cette façon qu’il pourrait évacuer la tension accumulée dans son organisme. Enfin, il y en avait d’autres, mais c’était la seule possible, dans les circonstances actuelles.
Sans plus attendre, Patrick s’habilla et sortit silencieusement de sa chambre, pour se faufiler dans le couloir, en direction de l’escalier. En dépit de sa masse corporelle plutôt impressionnante, il ne faisait pas un seul bruit en marchant. Il descendit ensuite d’un étage, atteignit la porte d’entrée et sortit du bâtiment. La cour de la caserne était déserte, en dehors des sentinelles qui veillaient à leur poste. Le Lieutenant n’eut aucune hésitation et franchit le mur d’enceinte presque sans effort. Son corps semblait diffuser de l’adrénaline en surdose. Dire que le lendemain, il allait être promu au grade de Capitaine ! Il allait avoir bonne mine, après une nuit blanche.
Après deux heures de course à travers la campagne, le corps de Patrick sembla enfin fatiguer un peu et reprendre un rythme plus normal. Il était temps ! Tout ça à cause d’un stupide héritage génétique ! L’homme n’en connaissait guère sur son histoire familiale, mais il savait que son père était comme lui. Malheureusement, il était mort alors que Patrick, fils unique, était encore très jeune et il n’avait pas pu l’aider à affronter les modifications mensuelles de son organisme. En un sens, cela avait évité à d’autres enfants de connaître le même sort que le Lieutenant.  
Celui-ci revint vers la caserne et se pencha sur la fontaine, à l’extérieur, pour se désaltérer un peu. À la faveur de la pleine lune, il aperçut son reflet dans l’eau, ses cheveux hirsutes, sa moustache bien dessinée. Il avait tout juste trente-trois ans, un physique plutôt avantageux, grand et musclé, un visage carré, une cicatrice sur le menton, des yeux incandescents. Un côté mauvais garçon, mais policé, assagi. Il cachait sa gentillesse naturelle sous des airs bourrus. Les femmes l’appréciaient et lorsqu’il défilait en uniforme, avec les soldats de l’empire, il sentait leurs regards peser sur lui. Mais de son côté, il avait décidé de faire une croix sur elles. Hors de question de léguer son héritage à un enfant ! C’était bien trop pénible. Certes, il pouvait espérer que sa maladie ne se transmettrait pas, mais il n’était pas du genre à compter sur la chance. Il préférait prévoir.


Extraits de la nouvelle « Le théâtre se rebelle » :

C’est une ville noire et grise, ravagée par la guerre, les bombardements. Partout des murs éventrés, des maisons abandonnées, des fenêtres cachées derrière des planches, des portes obturées. Mais c’est « leur » ville, et ils ne la quitteront pas, ces hommes et ces femmes qui marchent au milieu des immeubles en ruine. Où pourrait-ils aller d’ailleurs ? Au-delà, il n’y a que le désert d’une campagne devenue stérile.
Une petite bruine tombe, fine et froide, tandis qu’un groupe d’hommes et de femmes déambule dans les rues. Ils ont un drôle d’air avec leurs costumes colorés, mais défraîchis ; il y a des pantalons trop longs, des pulls trop courts, des vestes mitées, des jupes d’un autre âge, des bas qui filent. On dirait une troupe de perruches. Ils sont la seule tâche de couleur dans ce morne paysage monochrome. Comme s’ils étaient les seuls êtres vivants à des lieues et des lieues à la ronde…
 (...)
La plupart d’entre eux sont en pleine discussion, un débat animé et ponctué de gestes et d’exclamations. Tous discutent en fait. Tous, sauf un grand type blond qui se tient légèrement à l’écart, silencieux et attentif en même temps. Il écoute ses compagnons parler de leurs costumes avec deux autres hommes ; deux hommes tout gris, qui se confondent avec la couleur des murs ambiants. Deux types petits et bruns, moches, qui font un contraste étonnant avec les gens habillés de couleurs.
(...)
– T’es sûr que ça ira ? demande finalement l’un des membres de la troupe au grand blond.
Sven ne répond pas tout de suite, comme s’il hésitait encore à donner vraiment son avis. Non pas parce qu’il n’en a pas, mais parce qu’il ne veut pas vexer ses compagnons, leur ôter leurs dernières illusions. Il est comme ça, Sven. Il cherche toujours à les ménager…
– Moi, j’en suis pas persuadée… dit alors à sa place une des femmes de la troupe en contemplant d’un air navré sa jambe où s’étire une maille large comme son poignet.
C’est Mya. Elle a le poignet fin, mais quand même, ça fait une grosse échelle !
Otto intervient, c’est l’un des deux petits bruns ; le dominant :
– Bien sûr que si ! Faites-moi confiance…
– Non, regardez-nous ! reprend Mya avec vivacité. C’est des haillons. On a l’air de clochards…
– Vous ne trouverez rien de mieux dans cette ville. Il vous suffira de quelques points d’aiguille. Vous en êtes capables, tout de même ! Et puis, vous voulez le monter, votre spectacle, oui ou non ?
Les membres de la troupe se regardent, soupirent, haussent les épaules… Il a raison, ce sale type. D’instinct, ils ne l’aiment pas, mais ils ne peuvent pas lui donner complètement tort rien qu’à cause de ça…

Extraits de la nouvelle « Le carnet de Mr Séraphin » :

Alexis, douze ans, considéra d’un œil noir la maison que sa mère venait de louer. Elle était située en bordure de ville, presque en campagne déjà. La propriétaire avait dit qu’elle longeait une ancienne voie ferrée, mais le jeune garçon ne voyait rien qui ressemblait à ça, simplement un petit chemin derrière la bâtisse.
De toute façon, il était furieux d’être là et faisait la tête à sa mère depuis qu’il avait appris sa décision. Il ne comprenait pas pourquoi elle avait voulu déménager et s’installer dans ce trou. Comment ça s’appelait déjà ? Ah oui, Locminé. Tu parles d’un nom !
Angers était autrement mieux. Plus grande, plus belle, plus vivante. Une vraie ville, quoi ! Et puis, il avait tous ses copains là-bas. Ici, il ne connaissait personne et il allait s’embêter pendant tout l’été… D’autant plus qu’il était fils unique et n’avait même pas de frère ou de sœur pour partager son désarroi.
– Mais ne t’inquiète pas, avait dit Dominique. Tu te feras de nouveaux amis, tu verras…
Il n’en croyait rien. Guillaume, surtout, allait lui manquer. Avec lui, il faisait les quatre cents coups depuis l’âge de huit ans.
D’accord, ses parents avaient divorcé et toute leur vie avait changé. Mais pourquoi venir là ? Son père, lui, était resté à Angers…
– J’ai trouvé un nouveau travail, avait rétorqué Dominique. Plus intéressant. Et puis, ça nous fera du bien de changer de cadre.
Ça lui ferait du bien à elle, pensa amèrement Alex, mais pas à lui.
(...)
Alex s’ennuyait ferme et jeta sur sa chambre un regard morne. L’unique avantage du déménagement, constata-t-il avec une certaine amertume, c’était qu’il y avait gagné une chambre plus grande. Et un petit jardin, pour jouer au foot. Avec un pommier, dans un coin.
Pour le reste, il avait déjà inspecté le quartier. Pas un enfant de son âge n’habitait là. Il n’avait vu que des retraités, un café plein d’ivrognes et une vieille dame tout édentée qui ressemblait à une sorcière. Ça allait vraiment être gai, ces deux mois de vacances !
La seule chose intéressante était le petit chemin creux qui passait derrière la maison et filait vers les bois de chênes et de châtaigniers. Ce sentier appelait à l’aventure… Alex le trouvait mystérieux, plein d’ombres et de fantômes. Son imagination galopait déjà et il serait volontiers aller y faire un tour, surtout avec ce soleil resplendissant. Mais il devait finir d’aménager et de ranger sa chambre, avait ordonné Dominique.
Avec un soupir, le jeune garçon déballa son dernier carton de jouets et de livres. Même sa console Wii ne lui disait rien. Soudain, il entendit un bruit dans l’escalier. Sa mère arrivait. Il se jeta sur son lit, ouvrit une bande dessinée au hasard.
– J’ai découvert qu’il restait tout un tas d’affaires dans le grenier ! annonça Dominique en ouvrant la porte.
Un grenier ? Il y avait un grenier, ici ? Alex adorait les greniers ; on y trouvait toujours des tonnes de trucs bizarres et tout poussiéreux. Malgré tout, il ne daigna pas lever les yeux de sa BD ni même émettre un vague grognement en guise d’approbation.
– J’ai téléphoné à la propriétaire pour l’avertir. Elle m’a dit que c’était les affaires d’un très ancien locataire et que personne n’y avait touché depuis des années. Et quand je lui demandé ce qu’il fallait en faire, elle a répondu qu’on pouvait tout jeter.
– Oh non ! Fais pas ça !
Alex se retint à temps de le dire à voix haute. À peine s’il eut un tressaillement. Pas question de paraître intéressé, Dominique serait trop contente.
– Je ne sais pas encore quoi en faire, ajouta celle-ci en désespoir de cause. Je te les laisse. Tu pourras y jeter un coup d’œil, si tu veux.
Alex ne répondait toujours pas et Dominique finit par sortir de la chambre en poussant un soupir découragé.

 
Extrait de la nouvelle « La voix de la Sagesse » :

Quand Georges se réveilla au matin, la migraine lui battait les tempes de façon brutale. Il lui semblait que les veines de son cerveau étaient prêtes à éclater au moindre geste un peu trop brutal qu’il effectuerait. Encore toute une soirée passée à picoler… et le moral toujours aussi bas. Rien ne changeait. C’était comme ça à chaque fois que sa mère l’appelait et que la discussion virait en dispute ; et elle finissait toujours en dispute ! C’était inévitable, obligé : « l’autre » était insupportable avec ses remontrances à longueur de temps et sa voix suraiguë le transperçait à chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Insoutenable…
La tête en feu, Georges soupira et chercha à tâtons le flingue qu’il avait posé à côté du lit en se couchant. Arme réglementaire. Rien de bien original. Sa main rencontra le métal froid, et lentement, il glissa le revolver dans son étui.
Puis la main fourragea dans sa tignasse brune en bataille… enfin, ce qu’il en restait. À trente-cinq ans, il était déjà à moitié chauve, ce qui n’était pas sans lui filer de monstrueux complexes. Y repenser en se réveillant d’une biture carabinée l’irrita un peu plus.
En grognant, il repoussa d’un geste maladroit le drap gris qui le couvrait, et heurta une pile de revues qui trônait à côté du lit, avec les reliefs des repas depuis trois jours, dans la vaisselle éparpillée sur la moquette.
– Merde…
Voir l’appartement glauque et dans cet état de crasse lui fut brusquement insupportable. Il leva les yeux vers le plafond, pour oublier le reste de la pièce. Il s’aperçut alors qu’une araignée y avait élu domicile. Le ménage n’était vraiment pas son fort, mais on ne pouvait pas demander ça à un célibataire endurci comme lui…
Hésitant sur la conduite à tenir, Georges passa en position assise et se frotta le visage entre les mains. L’odeur du bourbon lui revint aux narines, et ouvrant les yeux, il envoya voler à cinq mètres la bouteille vide avec laquelle il avait dormi.
Finalement, il se leva et alla dans la salle de bain. Le miroir lui renvoya une image bouffie et fripée de lui-même. Il s’aperçut alors qu’il avait malencontreusement gardé son costume pour dormir. Erreur… grave ! En grommelant, il tenta de le déplisser, mais ce fut peine perdue. Bah ! Son image de petit flic minable n’en souffrirait pas plus que de ses frasques habituelles.
À l’inverse de ses camarades de promotion, il n’avait toujours pas grimpé dans la hiérarchie, et il sentait qu’il en serait toujours ainsi. Quelle importance ? Peut-être que sa voie était ailleurs, finalement. Mais c’était trop tard pour changer, maintenant.
Et Georges se décida à sortir de cet appartement délabré qui lui pesait sur le système.
 
 

Extrait de la nouvelle « Le Maître du suspense » :

L’écrivain penché sur sa feuille hésitait encore à achever sa nouvelle. Elle ne lui plaisait qu’à moitié. Une nouvelle noire, sinistre, glauque, suintante d’angoisse, d’horreur et de sueur. Un véritable suspense, quelque chose de terrifiant, avec un crime épouvantable. C’était un domaine où il excellait : il savait parfaitement rendre le cheminement logique et implacable d’un esprit déséquilibré jusqu’à l’acte irréparable, mais aussi le dernier frisson de la victime et le raisonnement tortueux du flic qui se lançait sur la piste du tueur, s’identifiant parfois au bourreau, chasseur pas très net…
Et pourtant, cette fois, quelque chose ne collait pas, et l’auteur le sentait bien : la fin qu’il avait prévue ne provoquait pas l’élément de surprise qu’il désirait, même si, pourtant, elle était imprévisible. Mais elle allait simplement tomber comme un cheveu sur la soupe, sans amener d’intérêt réel à l’histoire… Il lui fallait donc recommencer. Tout repenser depuis le début. Repenser le suspense.
Avec un soupir, l’écrivain se prit la tête dans les mains. Repenser. Repenser son suspense… Suspension du temps, la vie suspendue à un fil, le flic à un assassin introuvable et pourtant incontournable. Un jour, un lecteur suspendu à ses mots, peut-être… Mais pour le moment, se dit-il avec rage, il n’y avait que lui, l’auteur, cloué dans son fauteuil, suspendu à une écriture haletante depuis bientôt quinze jours, tout ça pour une histoire banale et morbide de quelques pages seulement. Comment était-il possible de sécher maintenant, de tomber en panne d’inspiration ? Non, le pire était que ce n’était même pas vraiment une panne d’inspiration, mais un tout autre problème qu’il n’osait s’avouer et qui, pourtant, l’empêchait aujourd’hui d’avancer. Cela aurait été risible si ça n’avait pas été si… angoissant.


Extrait de la nouvelle « L'Arbre du Pendu » :

Ce matin-là, comme tous les matins, le Grignou faisait sa promenade dans les bois quand il tomba soudain en arrêt devant un arbre superbe, un arbre qu’il n’avait encore jamais vu, parce qu’il n’était jamais allé si loin dans la forêt. Et cet arbre-là était immense : son tronc tortueux, à l’écorce rugueuse et presque écaillée par endroits, devait faire au moins une dizaine de mètres de circonférence, peut-être même une douzaine. Oui, une douzaine, le Grignou avait l’œil pour ça. Quant à sa hauteur… Il devait bien mesurer vingt mètres de haut, vingt-cinq, voire trente… Un magnifique spécimen.
C’est un chêne, ma foi ! Une belle bête, se dit le Grignou. À mon avis, il doit bien avoir six ou sept cents ans… Peut-être même mille.
C’était une échelle de temps qui le dépassait. Il se demanda ce que ce chêne avait pu voir, ce qu’il avait vécu, durant de si longues années. Finalement, il s’approcha et caressa l’écorce de ses mains calleuses, admiratif devant cette colossale force de la nature, qui avait su résister en dépit du temps et des tempêtes, et qui se tenait là, debout devant lui, dans toute sa majesté. Il en fit le tour, lentement, cherchant à voir le sommet des frondaisons. Mais d’où il se trouvait, au pied, l’arbre ne semblait pas finir mais s’élever toujours plus haut vers le ciel. Alors le Grignou monta dedans. Ce fut facile, grâce au gros rocher, poli par les ans, auprès duquel l’arbre avait poussé.
C’est alors qu’il découvrit un nouveau monde. Lui qui n’avait jamais quitté le sol ferme se trouva soudain catapulté dans un univers bruissant, changeant, toujours en mouvement. Il n’y avait que le tronc à rester stable : tout le reste bougeait. Un peu effrayé au départ par ces sensations qui le déroutaient complètement, le Grignou resta collé au tronc, comme à un protecteur. Il lui sembla sentir alors la force du chêne, cette sève qui roulait dans ses flancs et disait toute la violence et la douceur de son pays natal. Heureux et détendu, le Grignou s’enhardit, s’assit à califourchon sur une grosse branche, bien élevée au-dessus du sol, et s’appuyant le dos contre le tronc, il regarda la forêt.


Source : steampunktendencies.tumblr.com
Extrait de la nouvelle « Contrepartie » :
Le couple avançait en se tenant la main, heureux d’être ensemble et conscients de vivre une soirée exceptionnelle. Ils étaient jeunes, et très amoureux, et pourtant, ces derniers temps, c’était très difficile entre eux. Ils se disputaient souvent, peut-être à cause de la situation de militaire de Marc, ainsi que l’attestait ses cheveux châtain coupés très court. C’était un jeune homme de la campagne. Ancien joueur de hockey, il avait conservé son allure sportive. Il était grand, musclé, les épaules carrées, la silhouette en V. La mâchoire volontaire était adoucie par ses yeux verts au regard doux, son visage un peu rond semblant garder des traces d’enfance. Étonnant, étant donné ce qu’il avait vécu au cours de ses dernières missions.
 Amy, quant à elle, venait également de la campagne, mais elle s’était adaptée à la ville avec une facilité déconcertante. Plutôt petite, frêle, brune, discrète, ultra-féminine. Pour autant, elle avait su garder son authenticité, le goût des plaisirs simples. Marc la protégeait constamment, comme s’il avait peur qu’elle se brise. Il faisait cela de façon délicate et réservée, mais un œil averti le voyait tout de suite. Amy, elle, appréciait ses attentions et ses petits soins, mais elle ne se rendait pas compte d’à quel point il veillait sur elle. Il le faisait d’autant plus que, ces derniers temps, elle avait des problèmes de santé. Personne ne savait encore ce qu’elle avait, mais Marc sentait confusément qu’elle dépérissait, tandis qu’elle refusait d’ouvrir les yeux sur la réalité. C’était peut-être cela aussi qui provoquait leurs nombreuses disputes.
Décidé à chasser toutes ces pensées négatives et à savourer pleinement le moment présent, Marc reporta son attention sur un camelot qui semblait proposer aux passants des verres d’un breuvage inconnu. L’homme était brun, les cheveux courts et en bataille, avec une barbe de trois jours. Des yeux perçants, noirs comme la nuit. Marc lui trouva l’air un peu… agité. Et pourtant, le camelot ne s’agitait pas franchement. Il avait plutôt l’air concentré. Mais ses yeux vifs semblaient remarquer le moindre détail, et c’était comme si son cerveau bouillonnait et envoyait des ondes à tout le monde. Ce n’était pas le genre de Marc de penser à de telles choses, et pourtant, ce fut exactement ce qu’il se dit.
– Voulez-vous voyager dans le temps, jeunes gens ? leur proposa alors le camelot.
Étrangement, son ton n’avait rien d’affable, il semblait très sérieux. Marc l’observa plus attentivement : l’homme portait un étrange costume de cuir brun, bardé de poches et de fermetures éclair dorés en tous sens, ainsi qu’un chapeau haut-de-forme noire et un manteau sombre aussi, inspiré des redingotes d’antan, mais en plus long. Une magnifique montre à gousset pendait autour de son cou, au bout d’une chaîne.
Il se donne un genre ! songea Marc.

 

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